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Daniel MARGUERAT : « DIEU M’A ATTIRÉ PAR SA PAROLE

Théologien protestant suisse réputé, Daniel Marguerat, 80 ans, est surtout connu pour son travail d’exégète du Nouveau Testament. Ses deux derniers livres Vie et destin de Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, l’enfant terrible du christianisme ont été particulièrement remarqués et ont retenu l’attention d’un nombreux lectorat, intéressé par des thèses originales et sans langue de bois.

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— Suisse, chrétien de tradition protestante réformée, vous avez été pasteur, vous êtes théologien, exégète, écrivain, conférencier mais aussi marié, père, grand-père… Si vous deviez garder seulement deux ou trois qualificatifs, quels seraient-ils ?

— Ce que je privilégierais, c’est fondamentalement, celui de père, de grand-père, d’époux, parce que ma vie en famille est d’une importance fondamentale et m’enracine. Du point de vue professionnel, je garderais à la fois le pasteur que je fus durant neuf années et ensuite le professeur de théologie à l’université de Lausanne. Durant tout mon enseignement jusqu’en 2008, j’ai voulu l’entreprendre comme une forme de service à l’Eglise et en tant que professeur d’université engagé par l’Etat comme un partage de savoir à l’égard de ceux qui dans la société sont en quête de la signification de ces Ecritures mais j’ai continué à être présent aussi à mon Eglise et présider des cultes.

— Votre milieu familial a contribué à ce choix de vie ?

— Je viens d’une famille de tradition protestante mais non pratiquante. J’ai été élevé dans une forme de bienveillance distante face au protestantisme. Comme enfant, on ne m’a pas asséné de vérité dogmatique. La catéchèse protestante est plutôt axée sur la Bible. Je n’ai qu’un souvenir un peu confus de cette période. Au moment de choisir mes études universitaires, j’ai hésité entre devenir médecin, professeur ou pasteur. Finalement, j’ai opté pour la voie théologique, la formation pastorale, sans très bien savoir où elle allait me conduire. J’avais un besoin de servir les gens d’une manière qui touche l’être profond. J’avais l’impression que le médecin, aussi nécessaire soit-il, soigne le corps, que le professeur transmet un savoir et que le pasteur, lui, s’intéresse à la globalité de la personne. J’ai d’abord été pasteur responsable de la jeunesse pendant cinq ans dans une grande ville, puis dans une petite paroisse pendant quatre ans et entre-deux, j’ai fait ma thèse de doctorat précisément sur le nouveau testament et ensuite, j’ai été nommé à l’université. J’ai eu la chance d’exercer une profession qui se trouvait au cœur de ma conviction.

— Ce choix de vie ne s’est pas fait à la suite d’une expérience particulière ?

— Je pourrais dire que j’ai été saisi par Dieu mais pas de manière spectaculaire ni brutale mais peu à peu, Dieu m’a attiré par sa Parole, les textes de la Bible et du Nouveau Testament particulièrement. J’ai été progressivement passionné par ces textes dont on m’avait parlé.

— Dans votre parcours spirituel, il a été possible de concilier foi et raison ?

— La foi, c’est à dire la confiance en Dieu et l’intelligence de la foi se sont présentées de manière concomitante chez moi à cette époque. J’ai été touché par des textes et aussi par ceux qui me les ont transmis et me les ont fait comprendre. C’étaient des pasteurs, des professeurs qui venaient nous enseigner comme des témoins. Pour moi, ils ont été des anges. Pour dire les choses de manière un peu particulière, ils m’ont peu à peu mis en contact avec Dieu, mais en s’effaçant et cela, c’est le rôle de l’ange : mettre en contact avec Dieu en s’effaçant pour me laisser dans ce face-à-face et me laisser explorer. J’ai une intense reconnaissance pour ces personnes rencontrées. J’ai écrit une vingtaine de livres. Ils ont tous une dédicace à l’égard d’une personne ou d’un groupe à l’égard de qui je nourris une forte gratitude.

— ll y aurait davantage d’intérêt dans le public pour le christianisme si la culture biblique était plus développée ?

— Toute mon existence d’exégète a consisté à dire : Il vous faut lire les textes mais nous avons chacun au départ une compréhension plus ou moins vague, imprécise sur base souvent de prédications mais il est bon d’aller plus loin. Par exemple, je viens d’écrire un livre sur Saint Paul. Je suis convaincu que nous lisons son parcours au filtre de deux millénaires de lecture et de commentaires qui ont complètement déformé son image et en ont fait une caricature de théologien tout à fait déplaisant, même au cœur de l’Eglise, d’un homme seul, autoritaire, colérique, anti juif, anti féministe, et j’en passe. Ce sont autant de caricatures qui tombent lorsqu’on lit Paul avec les yeux de son époque. Par exemple, le rapport de Paul aux femmes n’a rien à voir avec l’antiféminisme crasse qu’on lui attribue. Mon travail d’exégète est de commencer par dire : attendez, essayons de nous défaire de l’image que nous avons. C’est vrai aussi des textes sur les miracles. Des gens disent : Ne me faites pas croire ces balivernes. Mais si on va voir comment se construit un texte et sa signification, souvent la surprise n’est pas là où nous pensons et les textes sont beaucoup moins abracadabrantesques qu’on imagine, qu’il y a une manière de dire les choses qu’il faut saisir. Il y a un gros travail de décapage, à faire. Et puis, peu à peu, nous parvenons à saisir dans le texte une signification, un sens qui nous avait échappé. Je suis admiratif de voir ce qui, dans un groupe d’études bibliques, peut surgir lorsque nous déclamons le texte et nous nous approchons de ce qui est mis en évidence et qui est souvent bouleversant d’humanité ou de témoignage sur Dieu.

— Idem à propos du péché originel ?

— C’est une construction qui date de saint Augustin et qui va se perpétuer tout au long de la tradition chrétienne. Mais Paul jamais n’a soutenu l’idée que le petit homme dès sa naissance serait contaminé par le péché d’Adam. IL dit que depuis Adam, toute l’humanité méconnaît Dieu et se dresse contre lui. Mais il n’y a pas de fatalité du péché. Notre foi de départ est souvent le résultat d’une construction dogmatique qui durcit notre connaissance, notre savoir sur Jésus ou Paul.

— Quels sont les textes de Paul qui vous touchent le plus ?

— Ceux dans lesquels il parle de sa relation avec les croyants et les communautés qu’il a fondées et pour qui il manifeste alors une grande tendresse. Il écrit par exemple aux Philippiens, comme à ses enfants qu’il chérit. Il leur dit qu’il les garde dans son cœur et toute l’admiration qu’il a pour eux. Il y a aussi par exemple cet « hymne à l’amour » que Paul a vraisemblablement hérité d’un autre parce que cela n’est pas exactement son vocabulaire, mais il le place à un endroit crucial dans la première lettre aux Corinthiens. Théologiquement, ce texte est magnifique.

— et dans l’Evangile ?

— Pour moi, le serment sur la montagne et des recommandations comme : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent… ». Jésus est le porteur d’un Dieu qui nous dit : Je crois que vous pouvez vivre cette existence surplombée par un amour qui n’a pas de limite, par un pardon sans fin. Vous l’avez reçu de moi et vous pouvez devenir donateur. Le sermon sur la montagne n’est certainement pas la séquence des Évangiles qui nous laissent le plus tranquille. C’est l’une des plus interpellantes, mais c’est celle qui conduit, à mon avis, l’humanité le plus loin.

– Vous avez développé cela en 2019 dans Vie et destin de Jésus de Nazareth. De ce livre, que mettriez-vous particulièrement en évidence ?

— Le noyau de sa prédication, c’est que le règne de Dieu est proche. Cela veut dire : Dieu que vous avez isolé lointain dans le ciel, dont vous attendez la venue à la fin des temps, à qui vous vous adressez par des formules liturgiques ronflantes, ce Dieu est beaucoup plus familier. Vous pouvez lui dire papa, vous pouvez lui dire notre père, tout simplement. Pour moi, l’essentiel et le cœur de l’action de Jésus, c’est de manifester la proximité de Dieu. Il l’a manifesté aussi par ses gestes, par ses démarches auprès des malades, de ceux qui sont en marge. Là, il n’y a pas besoin d’être un savant pour comprendre quelle est la volonté de Dieu. Ça se résume à un appel, très fort et très radical.

— Dans ce livre, vous avez suscité une certaine controverse à-propos de la filiation de Jésus…

— La recherche que j’ai faite, est la suivante : La naissance de Jésus est une énigme historique et j’ai dit qu’aucun historien ni théologien d’ailleurs ne peut dire quelles sont les modalités de la naissance de Jésus. L’affirmation de la conception virginale est une confession de foi qui est respectable comme telle mais comme historien, je dis simplement que les textes nous offrent plusieurs indices, notamment l’annonce faite à Joseph dans l’Evangile de Mathieu. (chapitre un, 18 à 25). Joseph veut répudier Marie en secret parce que c’est un homme délicat, que la Torah, la loi juive exige qu’il répudie en public celle qui a conçu un enfant hors mariage. La naissance de Jésus, c’est une naissance irrégulière parce que Joseph et Marie ne sont alors pas mariés. Qu’est-ce que ça veut dire ? Comment dans le judaïsme palestinien, au premier siècle, vit quelqu’un qui ne peut pas attester de la régularité de sa naissance ? À ma grande surprise, les textes sont très clairs. C’est le statut d’enfant naturel. Il n’est pas excommunié, parce que le judaïsme ne connaît pas l’excommunication mais il est marginalisé et il me semble que Jésus, effectivement, a vécu comme tel. Et je ne m’étonne pas qu’il se soit rapproché de tous ceux que la société juive a marginalisés. C’est mon affirmation et je ne vais pas plus loin. Cela me fait mesurer et admirer avec émotion l’humanité de Jésus et de ce qu’il a souffert de son statut dans la société. Il se trouve que dans le judaïsme est née au deuxième siècle une légende polémique selon laquelle Jésus serait né du viol de Marie ou des amours coupables de celle-ci avec un officier romain. C’est une légende polémique à laquelle je ne souscris nullement et qui n’a aucune valeur historique.

— Comment vivez-vous la désaffection des Eglises en Europe occidentale ?

— Je regarde avec un peu de tristesse la désaffection des institutions historiques, tant dans le protestantisme que dans le catholicisme. Les grandes églises se vident mais celles des petites communautés se remplissent. La désaffection religieuse est compensée par des besoins de spiritualité qui persistent et sont souvent conduits par des individus qui vont composer leur propre conviction spirituelle d’une manière personnelle. Plutôt que de considérer ces spiritualités comme des concurrences déloyales, j’attends que les Eglises aient un intérêt, une empathie à l’égard de ces personnes. Oui, les Eglises historiques attirent moins, mais Jésus n’attire pas moins. Je ne suis pas de ceux qui imaginent la fin du christianisme.

— Que vous inspirent les difficultés particulières de l’Eglise catholique aujourd’hui, suite aux révélations d’abus sexuels ?

— J’estime que l’Eglise catholique, aujourd’hui, paye cher non pas seulement l’égarement sexuel de certains de son clergé mais sa pratique de silence. Elle le paye cher, trop cher à mon avis. Je connais des amis prêtres qui sont complètement désorientés, car soupçonnables par définition, et c’est d’une injustice totale. Je pense que la hiérarchie catholique l’a compris maintenant. Mais il est vrai que la crédibilité de l’institution est entamée. Il y a quelque chose comme une traversée du désert. Je me permets de le dire en tant que protestant : Elle va durer tant que l’Eglise catholique confondra la vocation à la prêtrise et la vocation du célibat. Je pense que cette confusion nourrit le mal-être d’hommes que Dieu appelle à servir son Eglise en tant que prêtre, mais qui n’ont pas ou n’ont plus, pour toutes sortes de raisons, la vocation à être célibataire et qui sont condamnés à vivre une sexualité clandestine, sauvage, qui est un malheur pour eux et pour ceux avec qui ils sont en relation. Je suis de ceux qui regardent cela avec tristesse et qui espèrent et qu’un jour il sera possible, comme c’est le cas dans de nombreuses Eglises, de faire le choix d’être prêtre ou pasteur ,en étant marié ou non. Je pense qu’il y a un nœud qui devrait être défait.

— Pour terminer, qu’est-ce qui vous anime fondamentalement aujourd’hui ?

— Un sentiment d’intense gratitude pour la vie qui m’est donnée, avec ma femme, mes enfants, mes petits-enfants qui me comblent de tendresse et pour un métier qui me passionne. Plus je vieillis, plus je m’imprègne de cette gratitude et espère une sagesse que permet l’âge et un certain recul. Il y a eu des tournants difficiles mais j’ai toujours, sur mon chemin, rencontré des anges, c’est-à-dire des hommes et des femmes qui m’ont activement, concrètement, transmis la compassion de Dieu.

Daniel MARGUERAT, Paul de Tarse, l’enfant terrible du christianisme et Vie et destin de Jésus de Nazareth, Paris, Seuil 2023 et 2021.

Propos recueillis par Gérald HAYOIS

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