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Frère MATTHEW : « ÉCOUTER ET PARLER LIBÈRE LA PAROLE »

Depuis le mois de décembre 2023, un nouveau prieur, frère Matthew, veille sur l’unité de la communauté de Taizé. Il succède ainsi à frère Alois, en charge de cette fonction depuis le décès de frère Roger en 2005. Il se veut un homme à l’écoute.

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— Frère Matthew, dans quelle famille avez-vous grandi ?
— Dans une famille de trois enfants, dans le nord de l’Angleterre, une famille anglicane pratiquante. À la paroisse, je chantais dans la chorale. Là, comme à l’école, il y avait peu de jeunes chrétiens. Les confessions étaient séparées. Je voyais les élèves catholiques de l’autre côté de la rue, lorsque je partais à l’école. Ils attendaient le bus pour aller à l’école catholique. Même si mes parents étaient très ouverts, je considérais presque ces enfants comme des étrangers. Plus tard, je suis entré à l’université pour étudier la médecine. C’est seulement alors que j’ai rencontré des jeunes qui cherchaient comme moi ce que veut dire “vivre la foi”, puis des jeunes d’autres confessions. C’était très nouveau.

— Est-ce alors que vous avez découvert Taizé ?
— Oui, des amis m’ont proposé d’y aller avec eux pendant les vacances. Dans la ville où j’étudiais, il y avait un groupe de prière de Taizé. J’en connaissais donc déjà les chants et la manière de prier avec des textes brefs et des moments de silence. Ce qui m’a le plus frappé en arrivant, ce fut d’être inclus d’emblée dans la prière de la fraternité. La communauté chantait et nous, les jeunes, étions entraînés dans ce chant. Personne ne nous expli- quait ce qu’il fallait faire, personne ne dirigeait. Nous étions à la fois ensemble et seuls devant Dieu. Cette manière de faire m’a beaucoup interpellé. Le même fonctionnement se retrouvait dans les groupes de partage. Les frères nous faisaient confiance et nous invitaient à répondre à la confiance donnée. Nous n’avions pas été habitués à cela. Nous étions vraiment libres de partager ce que nous avions dans et sur le cœur.

— Les frères de Taizé renvoient toujours les jeunes chez eux. Comment s’est passé votre retour ?
— Après ce premier séjour, nous avons mené une vie commu- nautaire à six, avec une prière quotidienne. Nous accueillions des étudiants étrangers. Puis, j’ai fait une pause dans mes études et je suis parti un an comme bénévole à Taizé. Et là, tout simplement, les paroles de Jésus : « Viens et suis-moi » ont résonné de manière particulière. Je voyais une communauté d’hommes essayant de vivre l’unité pour laquelle Jésus avait prié. J’ai compris qu’il me fallait oser quelque chose. J’ai rejoint la communauté en 1986 et, très vite, j’ai été chargé de l’accompagnement et de la formation des nouveaux frères.

— Les années passent, puis vient ce moment où frère Alois décide de se retirer...
— C’est un grand changement par rapport aux années antérieures : désormais, une vingtaine de frères n’ont pas connu frère Roger. Frère Alois a compris que la communauté doit passer à une nouvelle étape. Nous avons vécu longtemps selon le modèle du prieur qui va de l’avant et entraîne sa communauté. Mais il y a maintenant une autre génération avec nous. Il nous faut donc trouver de nouvelles manières de faire, tout en cherchant à reconnaître les dons fondateurs de la communauté.

— Quelles pourraient être ces nouvelles manières de faire ?
— Nous désirons nous donner quelques petites structures qui permettent d’aller vers une coresponsabilité, de vivre de manière plus transparente les décisions. C’est toujours la communauté qui doit décider, le prieur est là pour écouter et confirmer. Ou pour inviter à réfléchir davantage avant de prendre une décision ! La règle de Taizé parle du prieur comme d’un « serviteur de communion  ». Cela rappelle qu’il s’agit d’un ministère d’unité et d’écoute. L’autorité évangélique se fonde sur le Christ qui s’est fait serviteur.

— Le frère Roger écrivait que prendre des décisions est une « charge redoutable pour le serviteur de communion » !
— Oui, c’est effectivement une tâche redoutable ! C’est pourquoi j’ai créé assez rapidement un groupe de soutien composé de quatre frères. Ce type de groupe existait déjà, mais c’est
maintenant plus clair, tout le monde sait qui le compose. Je choisis moi-même deux frères et la communauté choisit les deux autres.

— Pourrait-on dire que vous ne réécrivez pas la règle, mais que vous l’adaptez ?
— Exactement. Une part du génie de frère Roger tient à ceci qu’il a laissé une grande liberté dans sa règle. Celle-ci explique l’essentiel. Elle pose quelques balises, mais c’est tout. Elle fait confiance. Et nous, nous faisons confiance à Dieu : Il nous montrera comment l’interpréter.

— Pendant la cérémonie de passation, en décembre dernier, vous avez dit que vous acceptez la charge de serviteur de communion « de bon cœur  ». Des mots inhabituels dans une cérémonie, non ?
— En effet ! Il faut rappeler que n’étant ni seulement catholiques, ni seulement protestants, nous n’avons pas de référence canonique extérieure. Or, un regard tiers est indispensable. Depuis trois ans, un groupe extérieur à la communauté s’est donc constitué. Il est composé de quatre personnes, deux hommes et deux femmes, deux catholiques et deux protestants. Ce groupe a participé au choix du nouveau prieur et m’a aidé à surmonter mes premières hésitations. Ainsi, l’appel a pu faire son chemin.

Et pour en revenir à la cérémonie ?
— Ah oui ! Nous n’avions pas de cérémonie définie pour une passation, puisque c’est la première fois que cela se passe ainsi à Taizé. Le décès soudain de frère Roger n’avait pas permis que la charge soit transmise de cette manière. Nous avons donc dû inventer. L’évêque d’Autun a insisté sur un point : pour lui, il était très important d’expliquer que j’acceptais librement la charge. Car la liberté est une question délicate. Un des frères a alors proposé que je dise l’accepter « de bon cœur  », ce que j’ai fait..

— Vous revenez de Ljubljana où s’est déroulée la 46e Rencontre européenne...
— Elle s’est tenue du 28 décembre au 1er janvier. Les premières rencontres Est-Ouest ont eu lieu en 1987, deux ans avant la chute du Mur de Berlin. J’étais tout nouveau frère et, comme enfant de la guerre froide, j’aurais bien voulu y participer, mais cela n’a pas été possible. Aussi, cette Rencontre m’est-elle apparue comme un accomplissement de mes rêves de jeunesse. Rappelez-vous l’histoire de Joseph et ses frères. Les rêves de jeunesse de Joseph se sont réalisés, mais bien après sa jeunesse, et autrement.

— Comment s’est passée cet événement ?
— Nous avons rencontré beaucoup de jeunes, même si nous sommes encore dans un mouvement de reprise après la pandémie. Pendant trente ans, jusqu’en 2010, les jeunes Slovènes ont toujours été très nombreux à venir aux Rencontres et à Taizé. Ces jeunes venus autrefois à Taizé sont maintenant parents ou grands-parents. Nous nous connaissions un peu en somme et l’accueil en
famille en a été facilité.

— Vous avez organisé l’accueil des jeunes dans un lieu qui n’est pas anodin...
— Oui, c’est une école catholique construite du temps de l’Empire austro-hongrois. Elle a été successivement hôpital en 14-18, QG de la Gestapo en 1941, camp de concentration, puis caserne de l’armée yougoslave, avant de retrouver sa fonction première. J’ai raconté ce condensé d’histoire aux jeunes pour qu’ils se rendent compte des changements énormes qu’il y a eu dans la région sur une période très brève.

— Vous parlez souvent de réconciliation. Comment ce mot a-t-il résonné à Ljubljana ?
— La réconciliation est un mot très important pour Taizé. Mais en Slovénie, c’est un terme politique que l’on utilise pour faire taire les gens. Réconciliez-vous et ne parlez plus, voilà le mes- sage. Or, toute réconciliation passe nécessairement par une reconnaissance des faits. Il faut nommer ce qui s’est passé. Lorsque j’ai expliqué l’histoire de l’école aux jeunes, une dame a raconté que son père y avait été emprisonné par les Yougoslaves. Elle ne l’avait jamais dit à personne. Écouter et parler
libère la parole. C’est ce que nous avons aussi appris à travers la crise des abus.

— Qui sont les jeunes qui viennent à Taizé aujourd’hui ?
— Nous recevons beaucoup de Français, d’Allemands, de Hollandais, pas mal de Belges également. Il y a trente ans, les Polonais venaient par milliers et, de manière générale, il y avait beaucoup de jeunes de l’Est. À l’époque, l’Église était un lieu de résistance pour eux, ils allaient dans les églises pour se sentir en sécurité et pour exprimer ce qu’ils ressentaient. Mais les pays de l’Est ont évolué très vite et les jeunes de là-bas sont moins nombreux aujourd’hui, même s’ils viennent toujours aux Rencontres européennes.

— Comment s’orientent aujourd’hui la réflexion, le message de Taizé aux jeunes ?
— Ils nous interpellent beaucoup à propos de la sauvegarde de la Création, ils portent les questions écologiques, climatiques. Ils nous parlent de l’instabilité du monde. En 1967, nous avions lancé l’idée d’un pèlerinage de confiance. Mais, à Ljubljana, je les ai interpellés avec cette question : est-ce que nous ne devrions pas devenir des pèlerins de paix ? Quelles démarches pourrions-nous faire là où nous vivons pour devenir pèlerins de paix ? En rencontrant des personnes d’autres communautés, d’autres confessions, d’autres couches sociales, par exemple. Et si nous passions d’église en église, de lieu en lieu pour prier ensemble ? Nous avons lancé cette idée aux jeunes en leur disant : réfléchissez jusqu’à Pâques 2024 et à Pâques, à Taizé, nous échangerons nos réflexions.

— Comment cela va-t-il se passer concrètement ?
— Eh bien, on verra ! Il faut lancer des idées et voir ce qu’elles deviennent. Ce serait intéressant, par exemple, que des jeunes ef- fectuent de petits pèlerinages à plusieurs. Car il existe clairement chez eux un désir de se mettre en route. La popularité croissante des pèlerinages, qui attirent aussi des non-chrétiens, montre une réelle soif d’être à la fois seuls et avec d’autres, d’aller vers un but. En écho à cela, nous avons choisi le titre de la lettre 2024, Cheminer ensemble.

— Vous insistez beaucoup sur la nécessité d’être à la fois seul et ensemble, sur l’espace dont chacun a besoin...
— C’est essentiel. La crise des abus nous montre qu’il faut respecter la liberté et l’espace de chacun et de chacune, c’est indispensable pour pouvoir vivre ensemble. L’image que j’ai utilisée dans Cheminer ensemble l’illustre : « Les cordes d’une guitare sont l’une à côté de l’autre, mais c’est lorsqu’elles sont jouées ensemble qu’elles peuvent produire un son harmonieux. »

— Un théologien japonais, une anachorète anglaise du XIVe siècle... Les références qui accompagnent votre lettre sont étalées dans l’espace et dans le temps. Pourquoi ?
— Lorsque j’ai fait étape à Ljubljana en rentrant de Rome, où j’ai aidé à préparer la veillée de prière œcuménique du 30 septembre dernier, j’avais le titre de la lettre en tête, mais pas son contenu. Je l’ai soumis à l’équipe de préparation de la Rencontre en posant la question : que vous disent ces mots ? J’ai écouté et pris des notes. Ce fut la base de la lettre. Quatre frères de quatre continents différents en ont ensuite lu une première version et nous avons cherché des références hors d’Europe pour éviter tout européocentrisme. La démarche est donc collective, même si je signe et assume le texte. Il m’importe beaucoup que cette lettre se fonde sur le vécu et ne soit pas qu’un partage d’idées.

—  Elle comporte beaucoup de questions...
— C’est essentiel ! Les questions font partie du chemin partagé ensemble. Regardez dans l’Évangile : Jésus n’arrête pas d’en poser. C’est une manière de partager une réflexion, d’engager la liberté de l’autre.

— Vous terminez votre lettre par une question juste- ment : « Oserons-nous repartir, non pas seuls, mais avec d’autres, mutuellement enrichis, quand nous cheminons ensemble ? ». Faut-il vraiment de l’au- dace pour cheminer ?
— La mentalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui est celle du confort. Dès lors, oui, il faut de l’audace. Le risque a toujours été un mot important pour moi. La foi est un risque. Je donne ma confiance à une personne que je ne vois pas. Mais je le fais consciemment, en sachant que je peux m’appuyer sur d’autres, sur le témoignage de personnes de toutes les régions et de toutes les époques. Parcourir un chemin qui fait sortir des habitudes, qui place devant des défis, est un facteur de croissance humaine et spirituelle. C’est ainsi que l’on devient qui on est appelé à être. ■

Propos recueillis par Geneviève BERGÉ

Mot(s)-clé(s) : Le plus de L’appel
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