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André Comte-Sponville : « Plus je vieillis, moins j’ai peur de la mort »

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— André Comte-Sponville, en tant que philosophe, les questions spirituelles vous ont toujours beaucoup intéressé. Or, vous vous dites agnostique et athée. La chose peut paraître paradoxale…

— Pourquoi les agnostiques et les athées auraient-ils moins d’esprit que les autres ? Moins de spiritualité ? Pourquoi s’intéresseraient-ils moins à la vie spirituelle ? La spiritualité peut être définie comme étant la vie de l’esprit, en général. Mais c’est aussi, en particulier, notre rapport à l’infini, à l’éternité, à l’Absolu. Autrement dit, notre vie spirituelle est notre rapport fini à l’infini, notre rapport à l’éternité. On n’a pas besoin de croire en Dieu pour vivre pareil rapport. Il suffit de regarder le ciel étoilé par une nuit claire. Que vous le vouliez ou pas, vous êtes alors au cœur de l’infini. Au cœur de l’éternité.
Pour moi, l’éternité est simplement, comme le disait saint Augustin, un présent qui reste présent. Regardez : nous sommes ensemble depuis deux minutes. Il y a deux minutes c’était du présent. Aujourd’hui, c’est toujours du présent. Autrement dit, le présent et l’éternité sont une seule et même chose. Pour dire la chose dans un langage très chrétien, nous sommes déjà dans le Royaume. Mais nous sommes aussi au cœur de l’Absolu puisque, pour moi, il n’y a pas d’autre absolu que l’ensemble de tout ce qui est. L’athée que je suis essaie d’habiter comme il peut cet infini, cette éternité, cet Absolu, où nous nous sommes déjà.

— Ce regard-là n’exclut pas qu’il puisse avoir des formes de spiritualité qui soient différentes de celles que vous définissez.

— Évidemment. Pour moi, qui ai été élevé dans le christianisme, la spiritualité la plus évidente est la spiritualité religieuse, en l’occurrence chrétienne et catholique. Mais justement, moi qui étais passionné de spiritualité du temps où j’étais chrétien pratiquant, quand je suis devenu athée, vers l’âge de 17-18 ans, je me suis d’abord senti un peu démuni en matière spirituelle. Parce qu’autant un chrétien, un juif, un musulman voit très bien ce que peut être une spiritualité chrétienne, juive ou musulmane, autant un athée peut être davantage démuni et se demander ce que peut être que la spiritualité d’un athée. Il a fallu que je fasse un détour à la fois par certaines grandes traditions spirituelles occidentales comme l’épicurisme, le stoïcisme, Spinoza, qui sont d’immenses spiritualités, mais sans un quelconque dieu transcendant que ce soit. Et puis que je me rende du côté des spiritualités orientales, parce que finalement, si on prend le bouddhisme ou le taoïsme, qui sont sans doute les deux spiritualités dont je me sens le plus proche, aucune des deux n’est religieuse au sens occidental du terme. Le Bouddha, pour les bouddhistes, n’est pas un dieu. Il est un homme. Et un homme qui n’annonce l’existence d’aucun dieu. Ce n’est pas du tout son problème. Pour Lao Tseu, qui fonde le taoïsme, pareil. Lao Tseu n’est pas un dieu et n’annonce l’existence d’aucun dieu. Et pourtant il y a d’évidence d’immenses spiritualités bouddhistes, d’immenses spiritualités taoïstes, et même des mystiques bouddhistes et des mystiques taoïstes. Ces deux détours par les traditions de sagesse occidentale et les traditions spirituelles orientales m’ont aidé à penser ce que pouvait être une spiritualité sans Dieu. Alors que, bien sûr, il y a aussi des spiritualités religieuses. Les deux mots “spiritualité” et “religion” ne sont pas synonymes. La religion est un type de spiritualité. Les religions sont des types de spiritualité. Mais il peut y avoir, il y a eu dans l’histoire, et il y a encore d’immenses spiritualités non religieuses, d’immenses spiritualités qui n’ont pas besoin de Dieu.

Dans le bouddhisme et au taoïsme, quels sont les éléments qui vous ont marqué et qui vous ont inspiré ?

— C’est d’abord l’expérience de l’impermanence, du changement, de la relativité de tout. Je dirais que tout cela se condense en une formule. À ce propos, je vais être prudent, parce qu’il m’est arrivé d’écrire que cette formule, que j’attribue à Nagarjuna, était à mon sens la plus décisive de toute l’histoire de la spiritualité mondiale. Puis, quand j’ai voulu vérifier la formule sur Google pour en avoir la référence exacte, j’ai vu que toutes les citations renvoyaient à mes propres livres. Cela m’a un peu gêné parce que je me suis dit que je m’étais attribué la formule que je trouvais la plus décisive de toute l’histoire de la spiritualité. Cette formule est de Nagarjuna, l’un des grands penseurs et mystiques bouddhistes, qui vécut à la charnière entre le Ier et le IIᵉ siècle après Jésus-Christ, en Inde, puisque le bouddhisme y est né, même si très vite il a quitté ce pays. Le nirvana est, dans le bouddhisme, ce que les chrétiens appellent le salut et Spinoza le salut ou la béatitude. Le contraire du nirvana, dans le langage bouddhique, est la vie telle qu’elle est, ratée, gâchée, manquée : le samsara. Le nirvana est le salut et samsara la vie réelle telle qu’elle est, dans son insatisfaction. Pour Nagarjuna, tant que tu fais une différence entre le nirvana et le samsara, tu es dans le samsara. Autrement dit, tant que tu fais une différence entre l’éternité et le temps, tu es dans le temps. Tant que tu fais une différence entre l’absolu et le relatif, tu es dans le relatif. Notamment dans cette tradition de Nagarjuna, le bouddhisme, m’a permis de penser que l’absolu et le relatif étaient en vérité une seule et même chose. Reprenant mon langage chrétien, cela revient à dire que l’éternité, c’est maintenant. Nous sommes déjà dans le royaume. C’était cela ce que j’ai éprouvé de plus fort. Je cite exactement le propos de Nagarjuna : « Il n’y a pas la moindre différence entre le nirvana et le samsara ; il n’y a pas la moindre différence entre le samsara et le nirvana. » Donc le samsara et le nirvana sont une seule et même chose. Il m’est arrivé de dire que l’enfer et le paradis étaient une seule et même chose. Quelle chose ? Le monde.

— Les religions développent, elles, une dissociation entre ce qui est le maintenant et l’éternité d’un monde d’après…

— C’est une façon de penser l’éternité. La façon dont le pensait saint Augustin. Mais mon expérience (et je pense que l’expérience de beaucoup de mystiques qu’ils soient croyants ou non est identique), est que l’éternité, c’est maintenant. L’idée même d’attendre l’éternité me paraît en vérité tout à fait étrange. Parce qu’au fond, qu’est-ce que l’éternité ? Saint Augustin répond : l’éternité, c’est un présent qui reste présent. J’ai 71 ans, je vous jure que depuis 71 ans, je suis prêt à le certifier, le présent n’a jamais cessé d’être le présent. C’est ça l’éternité pour moi. Après, chacun pense bien sûr ce qu’il veut. Moi, je ne suis assurément pas chrétien. J’ai été élevé dans le christianisme, et je me définis souvent comme athée, non dogmatique et fidèle. Je ne crois en aucune vie après la mort, mais j’essaie d’habiter cette vie-ci, y compris dans son ouverture à l’infini, à l’éternité, à l’Absolu. C’est-à-dire y compris dans sa dimension spirituelle et, même si ça m’est arrivé très rarement, dans sa dimension mystique, ces moments où on a le sentiment d’être, si j’ose dire, de plain-pied avec l’éternité, avec le silence, avec l’infini, avec l’absolu.

— Dans votre nouveau livre La clé des champs, qui reprend notamment des textes que vous aviez déjà écrits et publiés précédemment, vous dites que ce serait très dommage si l’éternité existait, parce qu’on s’y embêterait ferme.

— J’ai écrit cela un peu comme une boutade. Ce qui serait très embêtant, c’est si un temps infini existait. Car, comme dit Woody Allen, l’éternité c’est long, surtout vers la fin, parce qu’il n’y a pas de fin, précisément. Une vie après la mort qui serait une vie temporelle et qui durerait un temps infini, cela serait totalement décourageant et on finirait sans doute par se lasser. À mon avis, mieux vaut d’abord vivre le présent qui nous est donné. Et essayer de vivre au cœur du présent cette expérience de l’éternité comme un présent qui reste présent. Parce que le propre d’une vérité est qu’elle ne cesse jamais. Si elle est la vérité, elle est éternelle par définition. Donc, dès lors que l’on vit en vérité, on vit l’éternité. Notre rencontre est évidemment datée dans le temps. Cela va durer, je ne sais pas combien de temps, mais dans dix ans, il sera toujours vrai que vous et moi, ici et maintenant, on est en train de se parler. Dans 100 000 ans, plus personne ne se souviendra qu’on s’est rencontrés et nous ne serons plus là. Mais il restera vrai que nous nous sommes rencontrés, que nous nous sommes parlé. Et, dès lors que toute vérité est éternelle, tout moment vécu en vérité est un moment d’éternité. C’est un peu ce que Proust appelle le temps retrouvé quand il écrit : « Et alors l’idée même de la mort me devint indifférente ». Quand on est pleinement dans le présent, quand on éprouve l’éternité de toute vérité, l’idée de devoir mourir un jour perd beaucoup de gravité.

— Pourtant, beaucoup de religions parlent de la fin des temps. Cette possibilité d’une fin du monde vous semble absurde ?

— Cela me paraît quelque chose d’un peu dérisoire. L’idée qu’à la fin des temps, Dieu va juger tout le monde, récompenser les bons et punir les méchants. Sincèrement, il y a un côté un peu bébête dans cette histoire-là. Je vois que les chrétiens eux-mêmes ne croient plus du tout à l’enfer. Si Blaise Pascal revenait parmi nous, il serait très déçu, parce que les jésuites ont gagné contre les jansénistes, mais gagné au-delà du raisonnable. Parce qu’en vérité, ce qui règne dans le monde chrétien est une espèce de molinisme mou. C’est-à-dire que les gens sont persuadés que, pour être sauvé, il suffit en gros d’être gentil et que tout ira bien voire, pensent certains, que l’enfer n’existe pas et qu’on ira tous au paradis. Si cela rassure les gens, cela ne me dérange pas. Mais je trouve qu’on a là une façon de se rassurer bien vite et puis, surtout, de s’accorder beaucoup d’importance. Personnellement, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin de revivre une autre vie, a fortiori encore moins une vie éternelle. Il y a quelque chose qui me paraît un peu anecdotique, un peu dérisoire, dans les croyances de la plupart des religions occidentales.

— Vous écrivez que des chrétiens disent que l’enfer n’existe pas, alors, que cela se trouve dans des textes sacrés, dans la Bible…

— J’ai écrit cela dans un texte un peu particulier, intitulé Mourir sans Dieu, qui est un travail de commande. J’avais reçu la lettre d’une femme pasteure protestante en Allemagne, qui dirigeait un ouvrage collectif spécialement destiné aux gens qui travaillent dans l’accompagnement des mourants, dans les soins palliatifs, etc. L’ouvrage portait sur l’accompagnement des mourants d’un point de vue spirituel, parce que les soignants qui veulent suivre leurs patients jusqu’au bout, y compris dans la dimension spirituelle, se trouvaient très démunis et ne savaient pas comment les accompagner. Cette pasteure a eu la belle idée de faire un travail collectif sur l’accompagnement des mourants d’un point de vue spirituel. La pasteure m’expliquait qu’il y avait beaucoup d’auteurs croyants qui participaient à ce livre, mais qu’elle voulait avoir le point de vue d’un athée et souhaitait que ce soit moi. J’ai écrit ce texte Mourir sans Dieu en me demandant : qu’est-ce qu’un athée peut dire à un autre athée en train de mourir ? Qu’est-ce que ça veut dire qu’accompagner un mourant pour quelqu’un qui ne croit pas en Dieu ? J’explique dans ce texte que s’il y a un moment où on préférerait croire en Dieu, c’est le dernier moment, évidemment, parce que tant qu’on est en bonne santé, on se passe très facilement de Dieu. Alors que, pendant les derniers jours ou les dernières heures de l’existence, j’imagine (je n’ai pas encore vécu) qu’on serait content de croire en Dieu. J’explique que, malgré tout, l’avantage des athées est qu’au moins ils sont libérés de la peur de l’enfer. Beaucoup de chrétiens ne croient plus du tout à l’enfer. Plutôt qu’aux évangiles, on se réfère aujourd’hui à ce que chantait Polnareff : « On ira tous au paradis ». Sauf que je rappelle gentiment, fraternellement, aux chrétiens que dans les évangiles, il est écrit rigoureusement l’inverse. La porte est étroite. Beaucoup d’appelés, peu d’élus. Les athées ont au moins le mérite d’être débarrassés de la peur de l’enfer. Parce que si pour l’athée, la mort est le néant, le néant c’est rien, et il n’y a donc pas lieu d’avoir peur de rien. Pourquoi aurais-je peur de rien ? L’athéisme m’a aidé à accepter la mort et l’idée de disparaître. Même si j’imagine que, quand je serai sur mon lit de mort, je serai d’abord triste de mourir, parce que j’aime la vie. Et sans doute angoissé parce qu’avoir peur de rien, en un sens, est idiot. Mais en un autre sens, c’est une définition de l’angoisse : une peur sans objet. L’idée de ne plus être, tout être humain la vit dans l’angoisse. Je ne rêve pas du tout d’être parfaitement serein sur mon lit de mort. Je n’en demande pas tant, encore moins d’être heureux sur mon lit de mort. Quand on meurt, il est parfaitement normal d’être triste et angoissé. Je me souhaite seulement d’être assez sage pour accepter sereinement de n’être pas tout à fait serein à ce moment-là.

— L’accompagnement que vous proposez a comme but de malgré tout rassurer celui qui s’en va en lui disant : « Tu ne perds rien » ?

— Être là. Ne pas le laisser mourir tout seul. Parler éventuellement avec lui s’il souhaite qu’on lui parle. L’écouter s’il a des choses à dire. Et puis peut-être, l’aider à réfléchir, à penser que, si après la mort il n’y a rien, il n’y a rien à craindre. C’est le grand argument d’Épicure. Il écrivait : « La mort n’est pas à craindre ni pour les vivants ni pour les morts. Elle n’est pas à craindre pour les vivants, puisqu’ils sont vivants, et elle n’est pas à craindre pour les morts, puisqu’ils ne le sont plus. » Autrement dit, ma mort et moi, nous ne nous rencontrerons jamais. Tant que je suis là, ma mort, par définition, n’y est pas. Et quand ma mort sera là, moi je n’y serai plus. C’est une façon d’accepter la mort que de comprendre qu’on ne la vivra jamais. On va vivre l’agonie, et je souhaite qu’elle soit la moins douloureuse possible. Voilà pourquoi je suis pour une légalisation, comme en Belgique, de l’euthanasie et du suicide assisté. Mais pour sortir du problème de la souffrance physique, la vérité est que nous allons tous mourir, mais que personne ne vivra sa mort. Quand la mort sera là, nous n’y serons plus. Et donc on peut là tenir un discours pacifiant. Et puis le néant est aussi la fin de toute souffrance. La mort me libérera de toute souffrance, de toute angoisse, y compris de l’angoisse qu’elle m’inspire. C’est la jolie formule de Voltaire (et Dieu sait que Voltaire était un grand vivant qui aimait la vie), dans une lettre à sa grande amie, l’adorable et dépressive marquise du Deffand : « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon. » Cette formule m’a toujours réjoui parce que, comme le dit Brassens dans une chanson, tu n’auras plus jamais mal aux dents. Dans l’idée de ne plus être, il y a une espèce de légèreté. Tant que je ne suis pas en train de mourir. Raison de plus pour profiter de la vie. À Paris, après 68, un beau slogan était peint sur un mur : « Il y a une vie avant la mort ». C’est quand même formidable de vivre. Je crois, avec Montaigne, que penser à la mort, bien loin de nous dissuader d’aimer la vie, nous pousse à l’aimer encore plus. Très fidèle lecteur de Montaigne, André Gide écrivait dans Les Nourritures terrestres : « Une pas assez constante pensée de la mort n’a donné pas assez de prix au plus petit instant de ta vie ». Autrement dit, si nous pensions plus souvent que nous allons mourir, on vivrait mieux, on verrait plus intensément, parce que chaque instant serait d’autant plus précieux, d’autant plus lumineux, qu’il se détacherait, comme écrit encore André Gide, sur le fond très obscur de la mort. Pour l’athée que je suis, penser à la mort n’est pas s’enfoncer dans la tristesse, l’angoisse ou le chagrin. C’est au contraire une raison de plus pour aimer la vie et pour profiter tant qu’on peut de chaque instant.

— N’est pas humain de rêver à ce qu’on n’ait pas de finitude ?

— En tout cas, il n’y a que les humains qui rêvent d’être infinis. Mais je crois que la sagesse, le bonheur, sont au contraire d’accepter sa finitude, d’être mortel, d’être imparfait. D’accepter d’être fragile. Là réside toute la sagesse de Montaigne, comme en témoigne cette phrase des Essais que j’ai souvent citée, y compris pendant la pandémie : « Je veux qu’on agisse et qu’on prolonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle et encore plus de mon jardin imparfait. » J’ai dit que, pour moi, la phrase de Nagarjuna était la plus forte de toute l’histoire de la spiritualité. Je dirais volontiers que celle de Montaigne est la phrase la plus forte de toute l’histoire de la sagesse, et est une sagesse très humble. Il ne s’agit pas d’être pleinement heureux en permanence, de ne plus vivre que dans la joie ou la félicité. Montaigne nous apprend que cela est impossible parce qu’il nous pousse à agir et à aimer la vie. Que la mort me trouve plantant mes choux n’est qu’un exemple. Cela pourrait être en train d’écrire, de travailler, mais en train d’agir, alors que la mort me trouve en train d’agir. Voilà pour moi l’idéal de sérénité vis-à-vis de la mort. Bien sûr, cela est facile à dire en ce moment où je suis en bonne santé. Mais plus je vieillis, moins j’ai peur de la mort. Et ça me paraît légitime parce que j’ai de moins en moins à perdre. Moi, j’ai 71 ans. La mort ne peut plus me prendre qu’une partie de ma vieillesse et sans doute pas la partie la plus intéressante. Mourir à 20 ans est une horreur. À 30 ans, une catastrophe. Mourir à 80 ans est très banal et à 71, quand même très acceptable. J’ai de moins en moins peur de la mort. Et même, je n’en ai pas peur du tout pour l’instant, ici et maintenant, en bonne santé. Évidemment, si j’étais sur mon lit de mort, si on m’annonce que j’ai un cancer et que je n’en ai plus que pour six mois, je serais triste parce que les années qui me restent à vivre, j’ai bien envie de les vivre. Et je serais sans doute un peu angoissé, car j’aurais peur de souffrir comme tout le monde. Non, je ne veux pas jouer au surhomme, mais sincèrement, actuellement, je n’ai aucunement peur de la mort et alors que je suis plutôt un anxieux. J’ai des tas d’inquiétudes pour autre chose. D’abord pour mes enfants évidemment, comme tout le monde, pour le monde, pour tout ce qui ne va pas bien. Mais ma mort, non, ce n’est pas mon sujet d’inquiétude.

— Rêver d’une finitude, est-ce de l’orgueil ?

— En partie oui. On a là une forme de narcissisme. Cela me fait toujours penser à ce titre de film « Un type comme moi ne devrait jamais mourir ». Je pense qu’un type comme moi peut très bien mourir. Cela ne sera pas la fin du monde. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait beaucoup en moi qui mérite de durer indéfiniment. Je suis très content d’être vivant, très content d’avoir vécu, très content des livres que j’ai écrits. Je souhaite vivre encore le plus longtemps possible parce que je suis en bonne santé. Mais je crois que, dans l’idée d’immortalité, il y a un peu un rêve narcissique. Le publiciste Séguéla a dit un jour : « À 50 ans, si t’as pas une Rolex, c’est que t’as raté sa vie ». J’en fais une formule qui me paraît moins sotte : « À 70 ans, si tu as encore peur de la mort, c’est que t’as raté ta vie ».

— À l’occasion des 400 ans de sa naissance, Blaise Pascal revient tout à coup sur le devant de la scène cette année. On en reparle et on le redécouvre. Du côté des catholiques, qui semblent être les premiers destinataires de ses Pensées. Mais il semblerait surtout qu’aujourd’hui d’autres personnes, athées ou agnostiques, se retrouvent mieux dans la pensée de Pascal que les chrétiens. Vous avez souvent évoqué l’importance du compagnonnage que vous avez eu avec Pascal et en quoi il est une référence pour vous…

— Blaise Pascal est un penseur et un écrivain éblouissant, qui décrit la condition humaine telle qu’elle est. Quand j’ai lu des pensées de Pascal pour la première fois, j’avais quinze ou seize ans, et j’étais catholique pratiquant. Cela m’avait bouleversé. Pas tellement par ce que Pascal disait sur Dieu, parce qu’il en dit très peu de choses et pour cause, puisqu’il le reconnaît lui-même parfaitement inconnaissable et incompréhensible. Que voulez-vous dire sur quelque chose que vous ne connaissez pas et que vous ne comprenez pas ? Non, ce qui me bouleversait est ce qu’il disait sur l’homme, sur cette vie-ci. Il me paraissait avoir une vision d’une lucidité décapante qui me bouleversait. Un des fragments les plus courts des Pensées de Pascal, qui tient en une ligne dit : « Condition de l’homme : ennui, inconstance, inquiétude. » Il y a deux espèces d’humains. Ceux qui vous disent : « Quand même, Pascal, quel pessimiste il fait !  ». Et puis il y a ceux comme moi qui disent : « Condition de l’homme : ennui, inconstance, inquiétude ? C’est ça, exactement ça. » Bien loin que cela m’ait attristé à l’époque, ça me donnait plutôt envie de vivre parce que du même coup, quand je m’ennuyais, au lieu de me culpabiliser, je pouvais me dire : c’est normal, c’est la condition humaine. Quand je changeais d’avis, eh bien c’était normal. L’inconstance fait partie de la condition humaine. Quand j’étais angoissé, c’était normal, l’inquiétude fait partie de la condition humaine. Pascal m’a réconcilié avec l’existence en m’expliquant le tragique de la condition humaine. Elle est tragique, par définition, d’abord parce qu’on va mourir, comme dit encore Pascal dans Les Pensées : «  Quelque belle que soit la comédie, la fin sera sanglante. On jette un peu de terre sur la tête et en voilà pour jamais. » On va tous mourir, voilà, au fond, la grande vérité de Pascal. Sauf qu’il le dit tellement bien, tellement bellement, que ça nous donne envie de vivre davantage. Et puis, par rapport à de nombreux grands philosophes, il a le mérite de ne croire en aucune des preuves de l’existence de Dieu. Autrement dit, il est l’un des premiers penseurs chrétiens à comprendre qu’on ne prouvera jamais l’existence de Dieu, ni bien sûr son inexistence, et que la foi n’est pas une question de savoir ou de preuve. C’est la fameuse formule « Dieu sensible au cœur et non à la raison. Voilà ce qu’est la foi  ». Le jeune catholique que j’étais était d’accord. Sauf que, dans mon cœur, au fond, il ne rencontrait pas tellement Dieu. Je m’en étais ouvert à l’aumônier de mon lycée que j’aimais beaucoup, qui était un prêtre formidable, le père Bernard Fayet. Je lui disais : « Moi, Bernard, moi je prie, je parle à Dieu. Mais Dieu ne me répond jamais.  » Et Bernard Fayet me répond magnifiquement : « Dieu ne parle pas parce qu’il écoute ». Sur le coup, ça m’avait paru d’une profondeur et d’une poésie indépassable. Et puis, au bout de quelques années, j’ai quand même suspecté une part d’escroquerie. Parce qu’au fond, si Dieu ne parle pas, comment savoir si c’est le silence de l’écoute ou le silence de l’inexistence ? Et bien les années passant, l’hypothèse de l’inexistence m’a paru plus probable que celle de l’écoute.

— Vous pensez que beaucoup d’agnostiques se retrouvent dans Pascal pour les mêmes raisons que vous ?

— Je le crois, oui parce qu’il réussit la description de la condition humaine. On la retrouve aussi dans ce que Pascal appelle “le divertissement”, toutes ces demi-passions qu’on se donne dans le travail et le loisir pour oublier l’essentiel. Pour oublier quoi ? Que nous allons mourir. Et le peu que nous sommes. Le concept de divertissement est un concept génial. La lucidité de Pascal sur les relations humaines quand il dit qu’on ne cesse de se tromper mutuellement, de se mentir mutuellement, que toutes les relations sont des relations : « Peu d’amitiés subsisteraient si chacun des amis savait ce que son ami dit de lui quand il n’y est pas, quand bien même il en parle sincèrement et sans passion ». Pascal ne dit pas du tout que vos amis vous dénigrent dans votre absence. Il dit que vos amis, quand vous n’êtes pas là, parlent de vous sincèrement et sans passion, mais que si vous entendiez ce qu’ils disent de vous quand vous n’êtes pas là, vous seriez mortifié. Parce que, quand vous êtes là, ils ne disent pas la même chose. On a tous vécu ce type d’expérience dans l’amitié. Et cela me touche infiniment. Raison pour laquelle Pascal est le penseur le plus lucide sur la condition humaine. Il est aussi un penseur tragique. Comme je l’explique dans le texte, les pessimistes et les optimistes ne voient chacun que l’un des deux côtés de la chose. L’optimiste voit le côté lumineux et le pessimiste le côté sombre. Les vrais tragiques sont ceux qui voient les deux côtés. Voilà pourquoi Pascal d’un côté et Shakespeare de l’autre sont pour moi les plus grands penseurs tragiques. Misère de l’homme, grandeur de l’homme. Le pessimiste va vous dire : l’homme est misérable et vaut très peu de choses. L’optimiste va vous dire : l’homme, quelle grandeur, c’est merveilleux ! Et Pascal, en tragique, nous dit : misère de l’homme, grandeur de l’homme : nous sommes les deux à la fois. Ce tragique-là, pour moi, est quelque chose de très touchant et de très éclairant. D’ailleurs, je me souviens avoir reçu une lettre de Georges Mouna, qui était un grand linguiste et critique de poésie, qui a fait des livres sur René Char, notamment. il m’a un jour écrit : « Moi, je suis un pascalien sans Dieu. » Pascalien athée, me disait-il. Cela m’a frappé parce que je peux moi aussi me définir aussi comme un pascalien athée. Je crois que nous sommes des milliers de par le monde, et spécialement en France bien sûr, à pouvoir nous définir comme pascalien athée. Bien sûr, cela n’empêche pas que Pascal, lui, croyait vivement en Dieu. Je ne veux pas faire de Pascal l’athée que je suis et qu’il ne l’était assurément pas. Mais disons que mon athéisme tragique et nourri reste nourri par la lecture et la relecture toujours reprise de Blaise Pascal.

— Le monde d’aujourd’hui n’est pas particulièrement engageant, que ce soit avec ce qui se passe en France ou en Belgique, à l’international ou même au niveau planétaire. Pour vous, où va le monde ?

— Pour moi, la bonne question, ce n’est pas où va le monde, mais : où voulons-nous aller ? On veut aller vers la paix, vers la justice et vers la transition énergétique. Voilà un des grands objectifs du moment. Là, à chacun d’y contribuer autant qu’il le peut. Ce qui est vrai dans l’inquiétude que vous évoquez est que cela survient après plusieurs années où les choses allaient plutôt de mieux en mieux. Pour les gens de ma génération, je suis né en 52, on a vécu la crise de Cuba de 62 et la guerre d’Algérie qui s’est terminée la même année. Pendant toute mon adolescence, ma jeunesse, ma jeune maturité, il y avait Franco en Espagne, dictateur fasciste, Salazar au Portugal, dictateur fasciste, des colonels en Grèce, dictature fasciste, Brejnev en Union soviétique, Honecker en RDA, dictature totalitaire communiste. Un pays sud-américain un sur deux était sous la coupe de militaires fascistes ou fascisants. Et puis finalement Franco meurt. Arrive la démocratie en Espagne, Salazar meurt avec la démocratie. Au Portugal, les colonels sont renversés. Arrive la démocratie en Grèce, l’Argentine retourne à la démocratie, le Brésil retourne à la démocratie. Le mur de Berlin s’effondre. On a pu espérer à un moment que, au temps de Eltsine, en Russie, la démocratie pouvait l’emporter. Bref, pendant 20 ou 30 ans, pour les gens de ma génération, ça allait plutôt de mieux en mieux. Eltsine, ce n’est pas le paradis, mais c’était mieux que Brejnev, et Brejnev était déjà mieux que Staline. Il est vrai que, depuis dix ans, quinze ans, on a le sentiment que ça va plutôt de moins en moins bien. Poutine en Russie, puis la guerre en Ukraine, une catastrophe. La première guerre de cette ampleur en Europe, Trump aux Etats-Unis, le populisme, l’extrême droite qui arrive au pouvoir en Italie, l’extrême droite qui se renforce dans plusieurs pays européens, y compris en France, eh bien il y en a le sentiment que le climat devient plus sombre, plus inquiétant. Ajoutez à cela la question du dérèglement climatique, qui est une question évidemment extrêmement grave. On a le sentiment que là, nous sommes entrés à nouveau dans une période plus difficile. Il ne faut pas tomber dans le pessimisme exagéré et j’espère bien qu’on va s’en sortir. La bonne question, ce n’est donc pas où va le monde, mais où voulons-nous aller. J’ai répondu vers la paix, vers un peu plus de justice. Parce qu’autant la paix on peut l’atteindre, autant la justice, par définition, n’est jamais absolue. Et puis vers la transition énergétique, parce que je pense que, de toutes ces questions, la plus grave est encore celle du dérèglement, de l’environnement en général, de l’écologie en général et en particulier le dérèglement climatique.

— Comme vous écrivez dans votre livre, finalement, tout cela est beaucoup plus important que le nombre de morts du covid.

— Dans mon livre, je reprends un article que j’avais écrit sur la question du covid et qui, déjà à l’époque, avait un peu fait scandale. À la télévision, j’avais dit qu’on exagérait l’importance de covid 19. Je le pense toujours. Je m’inquiétais de ce qu’on sacrifie l’amour de la vie à la peur de la mort. Je le pense toujours et je m’inquiétais de ce qu’on sacrifie les jeunes générations à la santé de leurs grands-parents. Et comme je suis moi-même âgé de 71 ans, j’ai le droit de dire tranquillement que je le pense toujours. Voilà. Mais en même temps, il y avait le confinement en France, et j’ai toujours dit qu’il fallait le respecter. On n’avait pas tellement de solutions alternatives à proposer. Je crois que, en France, il y a eu des mesures un peu infantilisantes et un peu sottement répressives. L’obligation d’avoir un papier pour sortir, de ne pas s’éloigner de plus d’un kilomètre de chez soi, fermer des parcs, fermer des plages, cela a été un peu absurde. Mais bon, il fallait le respecter puisque c’était une décision de la République. Mais effectivement, à la télévision, j’avais dit, au tout début de la pandémie à la journaliste qui n’en revenait pas, qu’il y avait plus grave dans la vie et dans le monde que le covid. On me demande quoi ? Je dis : mais par exemple, chaque année 9 millions d’humains meurent de faim dans le monde. 9 millions qu’on pourrait sauver assez facilement. 9 millions d’humains, dont 3 millions d’enfants. C’est quand même plus grave que les morts du covid, dont la moyenne d’âge était, je crois, de 81 ou de 82 ans. Et puis surtout, le dérèglement climatique est quand même beaucoup plus grave que le covid. D’ailleurs, mes propos qui ont choqué à l’époque, aujourd’hui, sincèrement, ça ne me choque plus personne.

— On n’est pas toujours un oiseau de mauvais augure. Mais on ne peut avoir tort d’avoir raison trop tôt…

— Autant j’assume la dimension tragique de la condition humaine, autant je pense que, contrairement à ce que beaucoup serinent un peu sottement, ce n’était pas mieux avant. Parce qu’avant, c’était bien pire. Autrement dit, si on laisse de côté la question du dérèglement climatique, problème nouveau évidemment, toutes les époques du passé étaient encore plus dures, plus injustes, plus cruelles que la nôtre, et beaucoup plus. Je pense à un très joli petit livre de Michel Serres qui s’appelle par antiphrase C’était mieux avant. Alors que Michel Serres pense que ce n’était pas mieux avant, mais pire. Tandis que tout le monde répète que c’était mieux avant, Michel Serres écrit : « Écoutez, ça tombe bien, avant j’y étais. Je vais vous raconter. » Michel Serres nous décrit alors le monde de sa jeunesse. On découvre que, quasiment à tous égards, ce n’était pas mieux avant. C’était pire. On a gagné 20 ans d’espérance de vie depuis 1946. En trois générations. C’est inouï de gagner 20 ans d’espérance de vie en un temps si court. Avec le covid, on a perdu six mois de vie. Des mois qu’on va récupérer, qu’on a peut-être déjà récupérés.

— À ce moment de votre vie, y a-t-il des choses que vous n’avez pas encore faites et que vous rêveriez de faire ?

— Eh bien non, en vérité. En tout cas, pour ce qui est des livres, j’ai le sentiment d’avoir dit ce que j’avais à dire. J’écris toujours des articles dans la presse, notamment dans l’hebdomadaire Challenges. Mais c’est la première fois depuis 50 ans que je n’ai aucun livre en cours ni en projet. Ça ne m’est jamais arrivé. J’avais toujours au moins un livre en cours ou un projet. Et souvent en ayant un livre en cours et un autre livre en projet. Mais là, aucun. Il m’arrive dès lors de trouver cela délicieux, le loisir, la sérénité, la paix que cela me procure. Mais il m’arrive aussi de trouver que c’est légèrement déstabilisant, voire angoissant. Ce n’est pas l’angoisse de la page blanche, il n’ y a pas problème de ce côté-là, mais je ressens plutôt le sentiment de la vanité au sens de l’Ecclésiaste qui revient. La « vanité des vanités. Tout est vanité ». Quand on se réveille le matin et qu’on a un livre en cours, ce n’est pas dur, on se met au boulot, mais on ne se pose pas de question. On a un livre à terminer et on le termine. Quand on n’a pas de livre en cours et qu’on se lève le matin, à quoi bon faire ceci ou cela, puisque « vanité des vanités, tout est vanité ». Ce n’est pas mon climat permanent. Mais il est vrai que moi qui suis un peu de tempérament mélancolique, au fond de tous les textes spirituels, celui dont je me sens le plus proche, est l’Ecclésiaste dans la Bible. J’ai beaucoup lu les évangiles, évidemment. Mais moi, de culture catholique et non pas protestante ou juive, j’ai beaucoup moins fréquenté l’Ancien Testament. Mais j’ai un peu fréquenté quand même. Le texte qui me touche, et même qui me touche au fond plus que les évangiles, est l’Ecclésiaste. Je trouve que là, l’humanité a trouvé un porte-parole formidable. Et ce n’est pas un hasard si Montaigne aimait tellement citer l’Ecclésiaste.

— Qu’est ce qui fait que, quand même, vous vous levez le matin ?

— Une bonne question, ça ! Je vis avec ma compagne, on a plaisir à prendre un petit déjeuner ensemble, qu’on ne prend pas au lit. Et puis j’ai l’habitude de faire zazen tous les matins, de pratiquer la méditation. Et donc je me lève pour faire zazen. Je me lève pour répondre à mes mails, je me lève pour cultiver mon jardin quand je suis en Normandie, où on a la chance d’avoir une maison avec un grand terrain où je passe presque la moitié de l’année. Je me lève pour rencontrer mes amis, pour rencontrer un journaliste, parfois pour faire des conférences, car je fais encore beaucoup de conférences. Bref, je me lève pour vivre parce que je pense que Montaigne a raison quand il dit : « Je veux qu’on agisse. » Dans le même passage, il écrit : « Nous sommes nés pour agir. »
Dans l’un des fragments bien connus des Pensées, Pascal écrit : « Tout le malheur des hommes tient à une seule chose qui est qu’ils ne peuvent pas rester en repos dans leur chambre. » Parce que, s’ils restent en repos dans leur chambre, inévitablement vient l’ennui, l’angoisse, le désespoir, le chagrin, etc.
Voilà l’un des points où Pascal a raison, parce qu’il a raison sur presque tous les points, sauf sur Dieu de mon point de vue. Il a raison, car si je ne me levais pas le matin, je finirais par être effroyablement angoissé, déprimé. Pascal a raison, sauf qu’il y voit une condamnation de la condition humaine. Il pense que si on reste en repos dans notre chambre, on va se rappeler qu’on va mourir. On va se rappeler que nous sommes si peu de choses et bref, on va déprimer. Moi, dans l’incapacité où nous sommes de rester en repos dans une chambre, je ne vois pas une condamnation de la condition humaine. Je vois une condamnation de l’oisiveté. Ce que j’ai envie de dire à Blaise Pascal est ceci : mais ne reste pas en repos dans ta chambre ! Sors, bouge, mets-toi au travail, fais du sport, pratique la méditation, fais ce que tu veux. Parce que effectivement, l’inactivité nous tue. Pourquoi je me lève le matin ? Pour agir, parce que, comme dit Montaigne, nous sommes nés pour agir. Les psychologues, y compris très contemporains, qui travaillent sur le bonheur, sont tous d’accord pour dire que, quand on interroge les gens sur leur moment de plus grand bonheur, ce n’est pas dans des moments de repos, de passivité (j’étais sur une plage, sur une chaise longue, c’était génial). Le plus souvent, ce sont des moments d’action. Quand on fait quelque chose qu’on sait bien faire et qu’on aime faire, il y a des moments de grand bonheur (j’étais en train de surfer sur une plage. Je faisais du bateau à voile. Une séance de jogging, une randonnée en montagne... ce sont des moments d’action). Nous sommes nés pour agir et le seul vrai bonheur est le bonheur en acte. Chacun sait que le bonheur n’est pas dans l’avoir. Mais beaucoup répètent, notamment dans les milieux dits spirituels, que le bonheur est dans l’être. Je n’en crois rien. Nous sommes si peu de choses. Comment voulez-vous que mon être me comble assez ? Pascal a raison. Pour moi, le bonheur n’est pas dans l’avoir. Il n’est pas non plus dans l’être, il est dans le faire. Le seul Bonheur, est le bonheur en acte, le bonheur d’agir.

Propos recueillis par Frédéric ANTOINE

André COMTE-SPONVILLE, La clé des champs et autres impromptus, Paris, PUF, 2023,

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